40 ans d’Histoire à vous conter
Les parents qui amènent leurs tout-petits au Centre de la petite enfance Champagneur tous les matins ne réalisent sans doute pas toujours que leur garderie n’est pas une garderie comme les autres. Pas seulement à cause de sa qualité, mais aussi en raison de son histoire. Cette garderie est l’une des premières, sinon la première des garderies que nous connaissons aujourd’hui. Et sa naissance n’a pas été facile. Elle est le produit des grandes luttes militantes et du climat d’effervescence qui secouait la vie politique et sociale du Québec à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix.
Michel Boileau, qui nous quitte après quarante ans -eh oui, quarante- de très bons et loyaux services, est plus qu’un bon éducateur. C’est un visionnaire, un pionnier, l’âme dirigeante de cette garderie à sa naissance, l’un de ceux qui ont littéralement inventé les CPE tels qu’on les connaît aujourd’hui.
Je voudrais raconter ici l’histoire du CPE Champagneur, vue à travers les souvenirs d’un de ses fondateurs. C’est l’histoire de la vie adulte de Michel Boileau, l’histoire de la garderie, mais à travers elle, l’histoire des services de garde du Québec et même, on peut le dire sans exagérer, un pan de notre histoire moderne. Ce retour en arrière, incidemment, permet de comprendre pourquoi une garderie qui est sur l’avenue Outremont peut bien s’appeler le CPE Champagneur!
Avant d’aller plus loin, il faut faire une petite mise en situation pour les parents plus jeunes. En 1970, ce qui n’est quand même pas le Moyen-Age, il n’y avait pas de vraies garderies au Québec, encore moins de réseau. Il y avait des ressources informelles, comme de la garde en milieu familial ou des garderies de sous-sol d’église. Les premiers parents qui voulaient de vraies garderies ont dû les créer de toutes pièces, ont dû les inventer. Et ça prenait de la foi, de l’énergie et de la détermination.
Tout a commencé avec des gens de l’UQAM, dont Normand Bianchi, qui voulaient, à partir de la Coop de l’UQAM, lancer une coopérative alimentaire à Outremont. On est en 1971. Mais les gens qui participaient au projet voulaient plutôt lancer une garderie, et c’est ce qui a donné naissance à la Garderie coopérative d’Outremont, installée dans un appartement, au 781 Champagneur. (d’où le nom!). Celle-ci a embauché une puéricultrice, Roxane David, qui a commencé à travailler au début de l’année scolaire, en septembre. C’était la seule employée, toutes les autres personnes impliquées étaient des bénévoles. Normand Bianchi essayait de trouver de l’argent à l’UQAM pour la faire fonctionner.
Les organisateurs, dont Michel Boileau, un jeune papa de 21 ans, un jeune artiste illustrateur, ont essayé d’obtenir des fonds d’un projet PIL. Il s’agissait d’un programme fédéral, les Projets d’Initiative Locale, qui distribuait des subventions pour créer des emplois de type communautaire à une période où le chômage des jeunes était catastrophique. Le projet de la Garderie coopérative d’Outremont a pourtant été refusé.
Cependant, un autre groupe, le Comité des citoyens d’Outremont, avait lui aussi proposé un projet PIL qui avait été retenu, pour faire une étude et pour créer deux garderies, parrainées par Madeleine Roussil. Mais quand ce comité a découvert qu’il y avait déjà une garderie populaire, il a fait en sorte qu’elle puisse profiter de ces fonds. Michel Boileau a été mandaté pour coordonner le projet.
Il y avait à l’époque une autre garderie, dans le sous-sol de l’Église Ste-Madeleine, gérée par les Loisirs de la Paroisse. Michel les a approchés pour qu’ils puissent avoir accès aux fonds du projet PIL prévus pour la deuxième garderie. Mais l’éducatrice de cette garderie a préféré quitter les Loisirs pour se joindre à l’équipe de Champagneur. Il lui fallait un autre local. Pourquoi un autre local? Parce que les membres de Champagneur cherchaient à créer un réseau de petites garderies de quartier d’une quinzaine de personnes plutôt que de grosses installations. La garderie s’est installée sur Van Horne, en face de ce qui est maintenant le Paris Beurre, pendant quelques mois.
Mais les problèmes ont commencé. D’abord des poursuites de la ville, pour la garderie sur Champagneur, à la suite de plaintes de voisins sur la présence d’une garderie dans une rue résidentielle. Ce qui a amené les parents de la garderie à occuper l’Hôtel de Ville avec les enfants, et a suscité une couverture médiatique, journaux et télévision, et même une caricature de Girerd, le célèbre caricaturiste de La Presse à l’époque. Même s’il y avait d’autres projets en développement, c’est cet événement qui a contribué à ce qu’on se mettre à parler de garderies dans le débat public. Ce fut un élément déclencheur.
En plus de l’appartement de la rue Champagneur, et pour remplacer le local sur Van Horne devenu insuffisant, Michel Boileau a loué le bas d’une petite maison, au 726 de l’Épée, entre Lajoie et Van Horne. C’était idéal, un rez-de-chaussée sous l’étage occupé par le Centre Communautaire, avec une cour et un terrain vacant tout à côté. On savait que, dans le plan d’urbanisme de la ville, conçu par Jean-Claude Lahaie, on prévoyait transformer ce terrain en petit parc. L’urbaniste était d’accord avec l’idée que la garderie puisse s’intégrer à ce mini-parc, qui aurait ainsi une double vocation.
L’année suivante, Michel et ses compères ont lancé une autre garderie, avec un projet PIL. Il était dans une logique de croissance. « Plus on avait de monde, dit-il, plus on avait de fric. »Cette garderie était ouverte jour et nuit. 45 personnes travaillaient dans les différents sites. Mais ce n’était pas simple. Il y avait toujours des menaces de fermeture de la ville. Il y a même eu un référendum pour permettre les garderies sur les rues résidentielles à l’époque. Un référendum dont les organisateurs de la garderie n’ont appris l’existence que la veille de sa tenue … et qu’ils ont perdu.
Mais au delà des frontières d’Outremont, le monde naissant des garderies était en effervescence. Michel Boileau a participé à la création d’un Comité de liaison des garderies, installé dans les locaux de la CSN. Mais « je ne voulais pas qu’on politise notre action, je voulais qu’on privilégie les services aux enfants » dit Michel, qui a finalement quitté ce comité de liaison. Ce sont des féministes radicales qui en avaient pris le contrôle, des militantes qui n’avaient pas d’enfants, et qui voyaient d’un mauvais œil la présence d’un gars, à plus forte raison d’Outremont. Champagneur s’est distancé de ce comité de liaison qui, avec le temps, s’est assagi pour devenir le Regroupement des garderies.
L’effervescence s’est aussi emparée des garderies d’Outremont. La garderie de Van Horne a été noyautée par les marxistes-léninistes. Quant à celle de la rue de l’Épée, l’éducatrice qui provenait de la garderie de l’Église Ste-Madeleine voulait la transformer en garderie privée. D'où beaucoup de tensions et de chicanes. D’autant plus que tout le monde travaillait dans des conditions difficiles, avec de petits salaires -110$ par semaine pour l’éducatrice, 90$ pour les autres, et 150$ pour Michel, le « patron », qui n’avait cependant pas droit au chômage. Ce qui n’est pas rien, parce qu’à l’époque, beaucoup de gens acceptaient de travailler pour ensuite avoir droit au chômage, avec tous les problèmes de stabilité que cela comporte.
Au bout de deux ans, les choses ont commencé à se stabiliser. Il y avait une éducatrice dans chaque garderie, dont Francine Dansereau sur de l’Épée, qui venait de l’École St-Germain. Marthe Leroux, une mère de sept enfants, s’est jointe à l'équipe comme comptable; c’était son premier emploi. Le ministre fédéral Marc Lalonde, qui était député d’Outremont, a appuyé les garderies pour la poursuite des projets PIL. Michel Boileau et ses deux complices, Madeleine Roussil et Marthe Leroux, réussissaient à s’arranger pour que cela fonctionne d'une subvention à l'autre, quitte à mettre de l’argent de leur poche, comme l’a fait Mme Roussil en allongeant 7000$. Il y a eu un deuxième référendum, qui a été gagné, avec l’appui discret du maire, Pierre Desmarais II. Et dans toutes ces péripéties, dit Michel Boileau, « on a maintenu nos principes : une garderie sans but lucratif, gérée par les parents et centrée sur la petite enfance ».
En 1974, le gouvernement du Québec entre en scène et adopte une politique en matière de garderie, appelée le plan Bacon. Mais nos amis n’étaient pas éligibles, puisque la politique s’adressait à des garderies de 20 enfants ou plus. Si l’installation de Van Horne, recevant plus d’enfants et sise sur une rue commerciale, a été approuvée, les deux autres garderies de Champagneur, ne comptant que 15 enfants, avaient un statut de garderie en milieu familial. Le regroupement nécessaire a été facilité par deux événements: le déménagement du groupe de Van Horne, qui est allé s’installer dans des locaux rattachés à l’École Paul-Gérin-Lajoie, et le fait que la maison de la rue de l’Épée devait être rasée pour permettre la construction d’un parc plus grand. Pour couronner le tout, les projets PIL avaient pris fin.
Michel Boileau croit que c’est le maire Desmarais qui a fait pression pour qu’ils puissent s’installer dans le bâtiment du 764 Outremont. Au début, la garderie était sous-locataire des Loisirs de la Paroisse, qui étaient locataires des lieux. Il fallait ôter le matériel tous les soirs pour que les locaux puissent servir à d’autres activités qui, en fait, étaient très rares. Le local n'était d'ailleurs que partiellement occupé, puisque la résidence du sacristain occupait le fond de la bâtisse.
C’est à cette période que Michel Boileau, on comprend pourquoi - qui n’aurait pas été épuisé par ces péripéties?- a pris du recul et quitté la garderie. Il y est revenu en 1976, à titre d’éducateur, pour retrouver essentiellement la même équipe. En 1976, le projet était déjà plus structuré, avec 25 enfants, une cuisinière qui tenait les livres, et six éducateurs et éducatrices.
Michel Boileau se rappelle qu’ils sont allés chercher de l’aide au CLSC d’Outremont, pour les carnets de santé. Une infirmière les visitait, pour discuter des difficultés avec les enfants. Le CLSC les a mis en contact avec un psycho-éducateur de Ste-Justine, Germain Duclos, qui est sorti de l’hôpital pour faire du terrain, et venait les voir toutes les deux semaines, pour discuter des enfants avec les éducateurs. « M. Duclos est maintenant une sommité, dit Michel, et c’est avec nous qu’il a commencé. »
En 1976 et les années suivantes, la garderie vivait toujours sous le régime du plan Bacon, avec de petits salaires. « Nous n’étions pas une garderie militante, rappelle Michel Boileau. On privilégiait les enfants dans le besoin ou de mères célibataires, mais on acceptait par ailleurs les enfants de tous les milieux. » Pendant toutes ces années, la garderie était gérée par les parents et a eu la chance d’avoir des parents compétents pour ce faire. Elle grossissait lentement, un enfant à la fois. Finalement, elle est devenue locataire à part entière du local quand les Loisirs ont déménagé. La garderie a gagné de l’espace mais n’avait toujours pas accès à l’arrière. C’est en 1982-83, lorsque le nouveau sacristain de l’église a préféré un plus gros salaire à un logement gratuit, que Michel Boileau est allé voir le curé et que la garderie a loué l’ensemble de l’immeuble. Cela a permis d’avoir accès au sous-sol et à la cour arrière, et ensuite de transformer les locaux, avec l’aide des parents, pour se conformer aux normes des lieux publics.
Au plan pédagogique, la garderie a commencé à former des groupes multi-âges, avec des enfants de 2, 3 et 4 ans dans une même salle. Mais en 1989, il y a eu une scission idéologique entre ceux qui, comme Michel, voulaient que les éducateurs aient une formation formelle et une plateforme pédagogique, et ceux qui voulaient que leurs compétences soient reconnues. « Nous, on faisait des pressions pour qu’il y ait des formations en petite enfance. Je croyais qu’il fallait des éducateurs qualifiés, sans cesse en formation. Les gens nous appelaient des animateurs, des moniteurs. Moi, je voulais qu’on soit des éducateurs formés. » Le comité d'administration du CPE a tranché en faveur de la formation, et quelques éducateurs sont partis.
Cet incident permet de rappeler, pour conclure, les principes qui ont été au cœur de l’action de Michel Boileau dans ses quarante ans d’engagement dans cette garderie. « Ça fait partie de nos valeurs. Pour qu’on soit vraiment des éducateurs, pour qu’on ait comme valeur et comme philosophie premières le bien-être des enfants, il faut qu’il y ait aussi un lien entre les gens sur le terrain et les chercheurs en psychologie et pédagogie de la petite enfance. » Et c’est pour cette raison, parents du CPE Champagneur, que vos enfants sont entre bonnes mains.
Alain Dubuc
Journaliste et éditorialiste au journal La Presse
Ancien (heureux) parent du CPE Champagneur